C’est ainsi que j’ai été amené, sans même m’en
apercevoir et comme en jouant, à bouleverser la notion la plus fondamentale de toutes pour
le géomètre : celle d’espace (et celle de “variété”), c’est à dire notre conception du “lieu”
même où vivent les êtres géométriques.
La nouvelle notion d’espace (comme une sorte d’“espace généralisé”, mais ou les points
qui sont censés former l’“espace” ont plus ou moins disparu) ne ressemble en rien, dans
sa substance, à la notion apportée par Einstein en physique (nullement déroutante, elle,
pour le mathématicien). La comparaison s’impose par contre avec la mécanique quantique
découverte par Schrödinger. Dans cette mécanique nouvelle, le “point matériel” traditionnel disparaît,
pour être remplacé par une sorte de “nuage probabiliste”, plus ou moins
dense d’une région de l’espace ambiant à l’autre, suivant la “probabilité” pour que le point
se trouve dans cette région. On sent bien, dans cette optique nouvelle, une “mutation” plus
profonde encore dans nos façons de concevoir les phénomènes mécaniques, que dans celle
incarnée par le modèle d’Einstein — une mutation qui ne consiste pas à remplacer simplement
un modèle mathématique un peu étroit aux entournures, par un autre similaire mais
taillé plus large ou mieux ajusté. Cette fois, le modèle nouveau ressemble si peu aux bons
vieux modèles traditionnels, que même le mathématicien grand spécialiste de mécanique a
dû se sentir dépaysé soudain, voire perdu (ou outré. . .). Passer de la mécanique de Newton
à celle d’Einstein doit être un peu, pour le mathématicien, comme de passer du bon
vieux dialecte provençal à l’argot parisien dernier cri. Par contre, passer à la mécanique
quantique, j’imagine, c’est passer du français au chinois.
Et ces “nuages probabilistes”, remplaçant les rassurantes particules matérielles d’antan,
me rappellent étrangement les élusifs “voisinages ouverts” qui peuplent les topos, tels
des fantômes évanescents, pour entourer des “points” imaginaires, auxquels continue à se
raccrocher encore envers et contre tous une imagination récalcitrante. . .