(...)ce qui m’apparaı̂t encore comme le thème
le plus profond que j’aie introduit en mathématique : celui des motifs (lui-même né
du “thème cohomologique l-adique”). Ce thème est comme le cœur ou l’âme, la partie la
plus cachée, la mieux dérobée au regard, du thème schématique, qui lui-même est au cœur
de la vision nouvelle.
Promenade dans un oeuvre, p 34
Divagations motiviques:
Nous entrons ici dans le domaine du rˆeve éveillé mathématique, où on s’essaie à deviner “
ce qui pourrait être”, en étant aussi insensément optimiste que nous le permettent
les connaissances parcellaires que nous avons sur les propriétés arithmétiques de la
cohomologie des variétés algébriques. La notion de motif peut se définir en toute rigueur
avec les moyens du bord (c’est fait par I. Manin [*] et M. Demazure [*]), mais dès qu’on
veut aller plus loin et formuler des propriétés fondamentales “naturelles”, on bute sur des
conjectures actuellement indémontrables, comme celles de Weil ou de Tate, et d’autres
analogues que la notion même de motif suggère irrésistiblement. Ces propriétés ont fait
l’objet de nombreuses conversations privées et de plusieurs exposés publics, mais n’ont
jamais fait l’objet d’une publication, puisqu’il n’est pas d’usage en mathématique (con-
trairement à la physique) de publier un rêve, si cohérent soit-il, et de suivre jusqu’au bout
où ses divers éléments nous peuvent entraîner. Il est évident pourtant, pour quiconque
se plonge suffisamment dans la cohomologie des variétés algébriques, “qu’il y a quelque
chose” – que “les motifs existent”.
Cartier
Source: Un pays dont on ne connaîtrait que le nom (Grothendieck et les « motifs »)
Son obsession majeure,après Gauss et Riemann, et tant d’autres mathématiciens, tournait
autour de la notion d’espace.
Mais l’originalité de Grothendieck a été d’approfondir la notion de point géométrique.
(...)
La forme ultime de cette recherche, celle dont Grothendieck est le plus fier,
tourne autour de la notion de « motif », vue comme un phare éclairant
toutes les incarnations d’un même objet à travers divers habillages ponctuels.
Mais c’est là aussi le point d’inachèvement de l’œuvre, un rêve, et non pas vraiment une
création mathématique, contrairement à tout ce que je décrirai plus loin de son œuvre
mathématique.
Philippe Pajot
A la recherche de la généralité maximale
Les motifs apparaissent pour la première fois dans une lettre écrite à Jean-Pierre Serre en 1964. Ils sont liés aux variétés algébriques, objet de base que la géométrie algébrique cherche à appréhender. De manière informelle, une variété algébrique représente l'ensemble des solutions d'un système d'équations polynomiales. Par exemple, un cercle (x2 + y2 = 1) ou une courbe elliptique (comme y2 = x3 - x - 1) définissent des variétés algébriques simples. Mais de manière générale, une variété algébrique est un objet complexe, qui peut avoir des trous (comme un tore), des singularités (par exemple la courbe elliptique y2 = x3 qui présente un point de rebroussement à l'origine).
Pour classer et comprendre les variétés, les mathématiciens utilisent une théorie baptisée « cohomologie ». Cette théorie fournit des méthodes qui permettent de trouver des invariants de la variété algébrique, par exemple de distinguer si elle a un trou (même topologie que le tore) ou aucun trou (même topologie que la sphère). La difficulté est de choisir la bonne théorie cohomologique, celle qui donnera les bons renseignements sur la variété.
L'une des premières théories cohomologique, élaborée au tournant du XXe siècle, est la cohomologie de Betti. Elle consiste simplement à regarder les points à coordonnées complexes de la variété. Mais cette cohomologie est grossière, car elle ne capte pas l'essence arithmétique de la variété, ce qui se passe par exemple si l'on n'étudie que les points à coordonnées entières, ou rationnelles, de la variété. Dans les années 1930 est arrivée la cohomologie de de Rham qui s'applique aux variétés différentielles (celles sur lesquelles on peut faire du calcul différentiel ou intégral).
Mais ces deux théories ne suffisent pas, et Weil a postulé que s'il existait une autre théorie cohomologique avec de bonnes propriétés, qui capture bien les propriétés arithmétiques de la variété, alors on pourrait démontrer ses conjectures. C'est pour cette raison qu'Alexandre Grothendieck introduit la cohomologie étale (ou l-adique) et, plus tard, la cohomologie cristalline (ou p-adique).
Sa grande idée c'est que ces théories cohomologiques (Betti, de Rahm, l-adique, p-adique) sont diverses incarnations de la même chose, qu'il appelle motif.
Motifs purs et mixtes. Autrement dit, le motif, c'est l'objet intrinsèque qu'il y a derrière les théories cohomologiques. Par la suite, il s'aperçoit que beaucoup de variétés très différentes peuvent avoir un même motif. Dans cette vision, les cohomologies des variétés seraient des sortes de molécules construites avec des atomes de base : les motifs.
Introduite de manière conjecturale, la théorie des motifs s'est considérablement développée jusqu'à aujourd'hui. Deux approches sont poursuivies : celle classique « à la Grothendieck » des motifs purs, qui consiste à étudier les motifs irréductibles (on regarde les atomes) ; l'autre approche initiée par Pierre Deligne, est celle des motifs mixtes où l'on cherche à comprendre comment se combinent les différents motifs. « Cette dernière est beaucoup plus compliquée, car à partir d'une seule brique, on peut fabriquer des cathédrales », précise Francis Brown, de l'IHES, qui a démontré plusieurs conjectures liées aux motifs. Une des applications majeure de la théorie des motifs mixtes est la résolution de la conjecture de Milnor, par le russe Vladimir Voedvosky, à l'aide de sa théorie « homotopique motivique », travail pour lequel il a reçu la médaille Fields en 2002.